Résumé
La Grande Vadrouille est un film français sorti en 1966, dès son apparition, il a connu un grand succès sur le territoire français. En tant qu’une comédie qui porte sur la Seconde Guerre mondiale, comment La Grande Vadrouille a réussi à faire rire un si grand nombre des Français sans les gêner? Dans cet essai, on essaiera de traiter principalement cette question dans deux perspectives — le Zeitgeist de l’époque et l’application de l’humour comique. Ces deux facteurs, ainsi que d’autres conditions favorisées, contribuent au succès impressionnant de La Grande Vadrouille.
Mots-clés
La Grande Vadrouille, l’Occupation, la réconciliation sociale, la politique malrucienne, le film à tandem, la dualité.
Introduction
La Grande Vadrouille, une comédie qui se déroule pendant la Seconde Guerre mondiale, est sortie dans les salles en 1966, depuis une semaine, un orage a secoué le cinéma français. C’est un film qui : mobilise la grande foule, et dans les salles où on le projette, déchaîne des tempêtes joyeuses.
Le film a reçu plus de 17 millions d’entrées et a remporté le meilleur score du box-office de l’année 1966, il le demeure pendant plus de 30 ans avant d'être dépassé par Titanic en 1998. Jusqu’à aujourd’hui, il constitue encore un des plus grands succès des films français dans l’Hexagone. Presque tous les Français l’ont vu à un moment ou à un autre. D’après le sondage réalisé par BVA en 2015, La grande vadrouille reste le film le plus populaire en France, presque 50 ans après sa sortie en salle. Et puis, l’acteur principal du film, Louis de Funès, reste l’acteur préféré des Français, 30 ans après sa mort.
Vu comme une tentative de lever le verrou sur la Seconde Guerre mondiale, le film est aussi marqué par le casting au top et les larges moyens déployés. Réussi à réunir Bourvil et de Funès pour la dernière fois sous l’objectif de Gérard Oury et Claude Renoir, il s’agit aussi d’un film de très grosse production, il a eu le plus gros budget du cinéma français à l’époque, financé à la suite de triomphe commercial du Corniaud(1965), précédent détenteur du record.
Pourtant, un autre film sorti en même année n’a pas eu la chance d’être inscrit dans l’histoire du cinéma français. Paris brûle-t-il?(1966), un film qui possède les mêmes caractéristiques susmentionnées et qui porte aussi sur l’Occupation et la Résistance, est vite tombé dans les oubliettes après avoir reçu moins d’un million d’entrées.
Alors pourquoi La Grande Vadrouille a-t-il réussi à obtenir un succès colossal, à la fois instantané et durable, et constitue enfin un phénomène exceptionnel? Dans les passages suivants, on essaiera de trouver la réponse à cette question.
La toile de fond
La réconciliation sociale de la guerre
« L’important, ce n'est pas le temps que l'histoire raconte, mais le temps où elle est racontée. » dit Foucault. La Grande Vadrouille a été tourné dans les années 1960, pendant les Trente Glorieuses, époque marquée par le rapide développement économique qui réparait la confiance nationale chez les Français. La construction européenne contribuait à la réconciliation franco-allemande, l’Allemagne n’était plus considérée comme l’ennemi, le dernier tabou sur la Guerre s’est à ce moment brisé.
Il faut plus de vingt ans pour que la blessure et les stigmates de la guerre soient délicatement guéris. En même temps, la Seconde Guerre mondiale ne cesse de passionner et de fasciner le public. Alors le désir de narrer l’histoire de cette période sombre et triste fait partie du Zeitgeist des années 1960. En 1966, l’occasion de transmettre la mémoire de l’Occupation comme sujet comique est déjà mûre, les Français osent enfin rire d’une époque si cruelle et honteuse. Le cinéma se fait miroir de l’époque, l’apparition de La Grande Vadrouille correspond parfaitement au désire du public :
Le succès du film a révélé à l’inverse que la France de 1966 attendait plutôt une bonne occasion de pouvoir rire franchement sur l’Occupation, souvenir d’une autre époque.
Une grande idée de la France
La Grande Vadrouille se trouve parmi les films patrimoniaux, c’est-à-dire les films français qui parlent de la France et qui ont obtenu de grands succès publics. Alors pourquoi le film peut-t-il toucher à toutes les couches sociales? Une des raisons est ce qu’il est un reflet du cadre gaulliste qui domine l’époque.
Charles de Gaulle a dit: je me suis fait une certaine idée de la France. En appliquant la politique malrucienne, le gouvernement gaullien cherche à rétablir le grandiose et la dignité de la France. La mission est de :
rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français, d'assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel.
Le courant dominant de l’époque est de récréer la reconnaissance patriotique de la France chez les Français. Pas nécessairement par intention, mais La Grande Vadrouille a achevé ce qu’a mal réussi à faire André Malraux.
Pour le peuple français, la Seconde Guerre mondiale est beaucoup plus qu’une simple blessure à la puissance nationale, elle constitue aussi un trauma sur l’amour-propre français et sur l’esprit national. L’Occupation a déchiré géographiquement l’Hexagone, tandis que la collaboration l’a blessé psychologiquement. Gérard Oury a eu bien des soucis à la question de savoir s'il était délicat de tourner une comédie se passant sous l’Occupation, il a fini par répondre par la négative:
Dans toutes les choses dramatiques il y a des choses comiques, et dans toutes les choses drôles il y a de quoi pleurer.
En effet, il est possible de faire rire sur n’importe quel sujet, à n’importe quel moment, pourvu qu’il y ait une acceptabilité morale du spectacle.
Alors on voit que dans le film, la France est une France sans collaboration, sans pétainistes, sans police vichyssoise, une France unanimement résistante — la Résistance est partout et les non-résistants sont toujours prêts à s’en faire complices. C’est vrai que le film se déroule autour de la libération des aviateurs anglais, mais les personnages principaux sont en réalité le tandem de Bourvil et de Funès, qui représentent ensemble les Français. Ainsi, le film arrive à reconstruire à la fois la reconnaissance de la France et de l’identité française.
L’humour du comique
En tant qu’une comédie, La Grande Vadrouille est un film qui :
grâce à l’humour, vise à réconcilier les Français avec une période troublée de leur histoire dont les échos sont encore très présents en cette fin de siècle.
Ensuite, on va aborder comment cette comédie fait rire les Français sans les piquer.
Les personnages en tandem
Le film à tandem est d’origine du buddy movie américain, il exige le contraste et le rapport de deux personnages principaux, le contraste et l’évolution des rapports conditionnent le comique de situation et de dialogue. Ce modèle se montre très souvent dans les comédies françaises, à la suite du tandem légendaire de Bouvil et de Funès, beaucoup de films ont choisi de suivre leur exemple, y compris Bienvenue chez les Ch'tis et Intouchables.
Le noyau d’un tandem, c’est la collision identitaire entre deux personnages principaux totalement opposés par leurs caractères et leurs origines sociales. Dans l’opposition entre Augustin Bouvet (Bourvil) et Stanislas Lefort (de Funès), on voit la contradiction des classes — Bouvet représente le simple prolétaire tandis que Lefort représente le bourgeois irritable. Mais le film n’a aucune intention de rester là, à l’aide des caractères stéréotypés que construisent Bourvil et de Funès au cours de leur longue carrière cinématographique, Gérard Oury parvient à esquisser le portrait de l’ensemble des Français.
Bourvil tient le rôle d’un peintre des bâtiments simple, franc, et un peu trop naïf, c'est un rôle auquel le public peut s’identifier lui‐même. En revanche, De Funès figure l’impression des Français données par les étrangers, en incarnant le rôle d’un chef d'orchestre de l'Opéra de Paris très difficile et égoïste: imbu de lui‐même, colérique, obsédé par la nourriture et se défaussant sur les autres de ses propres problèmes.
Bien qu’ils se montrent souvent imbéciles dans le film, Bouvet et Lefort réussissent enfin à aider les aviateurs à franchir la ligne de démarcation et à gagner ensemble la zone libre. À travers ces deux personnages, on voit les Français qui semblent parfois insupportables, mais à la fin du compte, ils ont un bon fond.
Hormis ces deux personnages principaux, d’autres personnages suivent aussi le pattern du tandem. Ils entrent en scène en paire, les chassés-croisés des paires contribuent aux effets comiques du film.
Il faut noter que puisque Augustin Bouvet représente l’égo des Français, on peut remarquer que vers la fin du film, Bouvet finit par gagner l’amour de Juliette et le respect de tout le monde dont Stanislas Lefort. À la fin, les planeurs que prennent les fugitifs volent au-dessus des champs et des montagnes pittoresques de l’Hexagone, cette scène donne une grande espérance de l’avenir, où tous les Français, quelle soit l’origine, pourraient se réjouir de la devise de la République française.
Un conte à double tiroir
Dans La Grande Vadrouille, on peut repérer deux dimensions narratives. La dualité du film consiste à la coexistence de la narration réaliste et la narration irréaliste.
Dans la dimension réaliste, Gérard Oury raconte une histoire de l’Occupation et de la Résistance. Cette histoire est mise en scène par les personnages plus réalistes — les aviateurs anglais, les Français patriotes, les officiers et les soldats allemands plus dignes — dans un ton plus sérieux. Blessure de Peter Cunningham, arrestation et disparition des deux aviateurs, confrontation redoutable entre les deux belligérants… cette narration est entourée par une ambiance funeste, elle sert à la toile de fond de l’histoire principale. L’effet comique est réalisé en grande partie par les péripéties d’intrigue.
La narration où agissent librement Bourvil et de Funès est plutôt irréaliste, c’est dans cette dimension-là que l’intrigue centrale se passe. On voit là-dedans des scènes fantastiques — par exemple, laquelle où Lefort fait dormir major Achbach en sifflant. Dans ce monde, les aventures des personnages principaux n’ont aucun rapport avec la réalité historique, ce qui rassure sans doute les spectateurs français. C'est dans cette dimension que Gérard Oury réussit à accomplir le comique du film — les talents de Bourvil et de Funès peuvent enfin être déployés. Enfin d’équilibrer la structure du film, de trouver des homologues pour Bouvet et Lefort, le réalisateur met en scène le major Achbach et le soldat allemand qui louche. Cette narration devient ainsi un univers puéril des bouffons, on rit en raison du jeu des bouffons et de leur nature ridicule.
Gérard Oury applique différents moyens de faire rire dans ces deux dimensions narratives. L’unité du film est garantie par les chassés-croisés des personnages entre deux dimensions.
D’autres facteurs du succès
Il y a bien d’autres facteurs qui contribuent au succès de La Grande Vadrouille. Par exemple, style distinctif du tournage de Renoir, ingéniosité et esprit humanitaire de Gérard Oury, esthétique de la mise en scène, musique d’ambiance qui correspond au thème du film, coopération extraordinaire de Bourvil et Louis de Funès, charme personnel de Louis de Funès, réputation précédente du Corniaud … Toutes ces conditions forment ensemble une comédie légendaire, qui fait rire et continue de faire rire jusqu’à aujourd’hui.
La Grande Vadrouille est bel et bien un film qu’on n’en faisait pas avant et un film qu’on n’en fait plus. Il est tombé précisément sur l’occasion où deux des plus grands monstres sacrés du cinéma français sont disponibles d’être rassemblés, que les spectateurs se préparent à faire face à l’Occupation, que la France est prête à retrouver son grandiose d’hier. De plus, il faut ajouter que Gérard Oury a bien saisi cette occasion et en a fait un des meilleurs films du cinéma français. Alors on pourrait conclure cet essai par l’appréciation de François Kahn:
La Grande Vadrouille est un film divertissant, varié, souvent astucieux et faisant rire un large public. Cela peut paraître peu mais la combinaison dans un film de ces différentes qualités constitue en soi une réussite peu commune, qui mérite au moins d’être reconnue.
Références
Guy, Jean-Michel. « Les publics de 80 films », Jean-Michel Guy éd., La culture cinématographique des Français. Ministère de la Culture - DEPS, 2000, pp.205-299.
« Images, lettres et sons », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, vol. 137, n°1, 2018, pp. 181-193.
François Kahn, « 1966 via 1942 : l’année de La Grande Vadrouille », Acta fabula, vol. 14, n°8, « 1966, annus mirabilis », Novembre-Décembre 2013.
Paul Yonnet, « La planète du rire. Sur la médiatisation du comique », Le Débat, février 1990, n°59, p.145-164.
Danan, Martine. “Trois Comédies Et Une Nation: La Communauté Du Rire Au Cinéma.” The French Review, vol. 72, n°2, 1998, pp.273–284.
Desbarats, Carole. « Le bruit et l’odeur », Esprit, vol. septembre, n°9, 2018, pp.55-66.
de Baecque, Antoine. « Louis de Funès », Vertigo, vol. 48, n°1, 2015, pp.122-123.
Murat, Pierre. « On ne badine pas avec l’humour », Médium, vol. 43, n°2, 2015, pp.108-119.