En revenant à la plage d’Ostende ces derniers jours, après une dizaine d’années- enfant, j’étais venue en compagnie de Mireille-, j’ai eu envie de revoir ce film d’Agnès Varda, où elle raconte ses plages, ces longues plages ocre face à la Mer du Nord grise et iodée de Belgique, ou les sables blancs face à la Méditerranée de Sète, qui elle est d’un saphir profond et nuancé.
Le temps passe, efface les souvenirs, emporte avec lui les petites joies et les grands drames de la vie, et les remplace par de nouveaux arrivants, de nouvelles anecdotes, comme la marée qui lave les traces et avale les coquillages sur une plage. Et pourtant, ces coquillages et les souvenirs sont toujours là, plutôt intacts. La mer en restitue de temps à autre quelques-uns à la plage, à Agnès. Et s’ils sont brisés par les vagues, il est justement temps d’en recoller les morceaux. Ils n’ont pas été oubliés, non, et rien n’empêchera Agnès de les reconstituer à sa manière, avec sa fantaisie réaliste. « J’aime l’idée de la fragmentation », nous dit-elle.
Pas de pathos, pas d’excès de nostalgie ni d’introspection. Pas donneuse de leçon, pas de décors superflus. Juste de la tendresse, de la sincérité, de l’espièglerie, de la bienveillance et une sympathie contagieuse. Comme une petite grand-mère « rondouillarde et bavarde », on ne peut plus Française (mais aussi un peu Belge, un peu Grecque ; un peu Parisienne, plus tard Noirmoutière et Hollywoodienne, mais surtout très Sétoise), qui nous raconte son histoire autour d’un thé dans l’après-midi, quelque part entre Monique P.-C. et Mireille V. d. H..
Pourtant, on est ému par un rien, on succombe au charme amical de ce petit bout de vieille femme souriante et grave, quand elle nous parle du ventre de baleine où elle se sent bien. Ce film en lui-même est un ventre de baleine, on y découvre des petits trésors, on s’y surprend en train de rire tout seul, ou on essuie discrètement des petites larmes. Une vieille photo sur un marché aux puces, un couteau tout à fait oxydable, une tente de pêcheur au bord de la mer. Un ami qui n’est plus là, peu importe s’il fut un grand artiste du 7ème Art, ou un petit artisan boulanger. Une autre qui perd sa mémoire, mais pas son amour pour la poésie. Une séquence d’un vieux film, une actrice à l’accent anglais. Un père qu’elle perd au casino, et Agnès qui joue une joueuse qui perd. Une cour de maison qui n’a plus l’allure d’antan, un vieux voilier qui nous ramène sur les routes qu’elle avait jadis traversées. Un drôle de petit chant autrefois en l’honneur du Maréchal Pétain, des enfants juifs que des Justes avaient fait sortir de la France Occupée par les Alpes. Des chapeaux colorés des enfants chinois, et les ailes en pierre de Fidel Castro. Les glaneurs d’antan, et les fouilleurs de poubelles d’aujourd’hui. Des petites pensées virginales et des craintes envers les hommes, des amourettes dans l’hiver froid de Paris des années cinquante, jusqu’à la fin lente et tragique du grand amour de sa vie, Jacques Demy.
La distance affectueuse mais aucunement affectée envers les souvenirs, l’humour flegmatique et la tristesse placide qu’Agnès Varda adopte dans son récit, rappelle énormément le « tropisme » du roman « Enfance » de Nathalie Sarraute, qu’elle avait eu la chance de connaître par ailleurs : « Avec son visage de Sioux, elle était la plus fine des écrivaines. Elle m’a éclairée, elle a influencée mon travail. Et j’ai eu le bonheur de son amitié».
En nous livrant avec une passion réelle et une émotion simple les histoires de ces gens qui ont jalonné sa vie, et qui sont acteurs de ses œuvres, Agnès fait revivre ses tendres et chers, et fait redécouvrir l’art à travers ses propres inspirations, ses propres mises en scènes, les œuvres de ses amis et compères de la Nouvelle Vague, les us et coutumes locaux, et même à travers ses cours d’histoire de l’art. Elle décortique les secrets de ses tournages, mais ce n'est que pour mieux attiser notre curiosité.
C’est ici une invitation à l’Art, et une grande leçon de vie, ludique et inoubliable. Agnès regarde en arrière, mais ne s’arrête pas pour autant sur le chemin de l’invention ni sur celui de la mobilisation pour les plus défavorisés. Comme lorsqu’on s’avance à reculons.